Ca faisait 5 ans qu'on attendait les suites des aventures de Mr Yahel en "leader".

Ce garçon est très occupé et fréquente du beau monde (Joshua Redman, Bill Frisell, Madeleine Peyroux, Ryan Kisor), ce qui lui laisse peu de temps pour développer sa propre musique. C'est le "sideman" idéal, capable de se couler dans les projets de fortes personnalités musicales tout en gardant un style qui le distingue : une manière de faire rebondir les basses à la main gauche, avec des lignes moins classiques et prévisibles que la plupart des organistes du circuit ; un phrasé toujours mélodique mais qui sait aussi taquiner les frontières de l'harmonie en jouant "in" quand il faut, mais "out" sans que ça tourne au gimmick ; une manière de faire sonner l'orgue qui lui est propre, tant dans le choix des registres que, surtout, dans l'usage de la pédale d'expression.

Le trio de ce disque est le même qui a commis Yaya 3 et Elastic en 2002 et Momentum en 2005, avec Brian Blade à la batterie et Joshua Redman au sax. Une association de musiciens comme d'autres forment des associations de malfaiteurs en regroupant les fines lames du coin, ce qui s'est passé lors de quelques chaudes soirées au Small's à New York. Mais deux groupes en un : le Joshua Redman Elastic Band d'une part (Elastic et Momentum) où Sam combine l'orgue avec toutes sortes de claviers et où la main gauche joue sur un son de basse synthé une musique "groovy" mais intelligente ; le Sam Yahel Trio d'autre part (Yaya 3, et le disque qui nous occupe aujourd'hui) où il joue exclusivement l'orgue, pur "vintage" avec leslie et pédalier siouplait, une musique plus introspective et tout aussi élaborée.

C'est cette deuxième configuration qui est à l'œuvre ici, avec un répertoire de 9 titres dont 6 compositions de Sam et 3 reprises. Dans ces disques de "compositeur", le choix des reprises est rarement innocent et révèle les influences que revendique l'auteur. En général, la critique démarre par les compositions, mais on abordera donc d'abord les reprises. Il y a donc ici "Check Up" de Ornette Coleman pour l'influence "free", un morceau rubato dans lequel la musicalité de Brian Blade fait des merveilles. Il y aussi "A Paz" de Gilberto Gil, une bossa lente jouée solo à l'orgue, basse au pédalier ; ce qui est avant tout une belle chanson est joué comme tel, pour mettre en avant la mélodie et les harmonies, le tout dégageant une belle impression de clarté, une sorte de "ligne claire" à la Hergé appliquée à l'orgue.

Et puis vient "Night Game", une chanson de Paul Simon tirée de son album de 1975, Still Crazy After All These Years (celui avec "50 ways to leave your lover" ...) : une belle chanson interprétée strictement dans l'esprit de l'original, car ces harmonies et cette alternance de mesures en 3/4 et 4/4 qui sonnent tellement "jazz moderne" étaient déjà présentes dans la version chantée par Paul Simon.

La version originale de Paul Simon en 1975 :



La version de Sam Yahel :



La diversité des styles présents dans ces reprises est révélatrice d'une caractéristique que Sam Yahel partage avec beaucoup de musiciens de sa génération, dont évidemment Joshua Redman et Brian Blade, mais aussi Brad Meldhau qui signe les notes de la pochette : la recherche d'une expression personnelle en acceptant des influences très diverses et en refusant de se laisser enfermer dans un style. Je laisse la parole à Brad Mehldau qui explique ça bien mieux que moi :

"Je suis arrivé à NY en 1988 et Sam est arrivé deux années plus tard, ce qui fait que nous avons véritablement "grandi" ensemble musicalement, et j'ai pu observer Sam forger son propre son. Il y a peut-être plusieurs manières de définir ce que signifie avoir son propre son, mais la définition précédente [la capacité à exprimer son identité, même quand on est "sideman" et dédié au projet musical de quelqu'un d'autre] s'applique à Sam, et aussi à Joshua Redman et Brian Blade, les deux autres musiciens de ce disque. Ces trois musiciens ont en commun cette capacité à affirmer leur identité musicale en maintenant un esprit de flexibilité. Je crois que cette flexibilité est le trait distinctif des musiciens de la dernière décennie du siècle passé ["Gen X players"], et peut-être des jeunes musiciens qui arrivent maintenant. Même s'il est toujours risqué d'écrire l'histoire pendant qu'elle se déroule, il est possible de relier ce point commun entre Sam, Josh et Brian (une certaine "maléabilité") au contexte dans lequel ils ont développé leurs voix propres.

Tous ceux parmi nous qui ont commencé à jouer en public au début des années 1990 alors qu'ils étaient encore agés entre 20 et 30 ans ont cet étrange point commun : nous sommes la première génération de musiciens de jazz qui n'a pas de style distinctif auquel se rattacher. Il y a de nombreux styles que nous avons assimilé et certains, rares, ont sauté le pas vers une expression plus originale, mais il n'y a pas une forme musicale se soit imposée comme l'ont fait, par exemple, le be-bop, le hard bop, le jazz modal ou la fusion par le passé. Ce trait distinctif de notre génération s'exprime en termes négatifs, comme l'absence de quelque chose, mais cette absence d'identité implique aussi une absence de contrainte. Sans une identité solide, nous somme dépourvu de livre de recettes et libres de voyager entre plusieurs styles.

Des musiciens comme Sam, Josh ou Brian ont introduit une manière de parcourir des styles très variés - hard bop, jazz modal, funk, free jazz, composition classique, harmonies pop - d'une telle manière que les transitions sont organiques. En fait, souvent il n'y a pas de transition discernable ; il y a simplement cette profusion d'influences disparates qui coagule au sein de leur propre vision de la musique."


C'est évidemment dans les compositions de Sam Yahel que cette vision propre de la musique est le mieux perceptible. On est bien dans le "jazz" dont on retrouve les conventions, avec des thèmes qui servent de véhicule à des improvisations par le trio. Mais ici, le véhicule, la composition, a toute son importance. Il ne s'agit pas d'improviser seulement sur la grille d'une chanson oubliée, dans un style, des harmonies et avec des rythmes apparus il y a 4 ou 5 décennies au mieux. Donc, pas de "swing", de "bop", de "boogaloo" ou de "shuffle" dans ce disque. Les rythmes choisis sont variés, avec une prédilection pour les mesures impaires : 5/4 dans trois morceaux ("Bend the Leaves", le très groovy "Saba" et "Child Watching" ; 3/4 dans "Man of War" ; et enfin 4/4 dans "Truth and Beauty" et "Festinhas". Pas non plus d'harmonies qui rappelleraient trop les standards de l' "American Songbook" : les "II V I" sont rarissimes dans la musique de Sam Yahel. Ce sont avant tout les mélodies qui guident l'harmonie, dans une optique qui rappelle les compositions "modales" d'un Wayne Shorter, avec des incursions résolument "pop" ("Festinhas").

L'orgue joue un rôle central, et c'est souvent avec lui que le climat s'installe. Deux exemples particulièrement éclairants :

- Début de Bend the Leaves :



- Début de Man O'War :



En fait, l'orgue est sur presque tous les titres le premier à exposer le thème, que ce soit en solo ou en duo avec la batterie de Brian Blade. Dans ces parties-là , et dans le morceau en solo déjà mentionné ("A Paz"), Sam Yahel démontre sa capacité à faire de l'orgue un instrument complet, marquant des lignes de basses variées à la main gauche, et à la main droite la mélodie et quelques note d'accords ou un contre-chant, juste ce qu'il faut pour entendre l'harmonie, le tout avec un groove qui réveillerait un mort. C'est particulièrement le cas dans le morceau qui donne le titre à l'album, "Truth and Beauty" :



A savourer en version longue dans cette vidéo "live" :


Mais, si on comprend vite qu'on a affaire à un "disque d'organiste", Sam Yahel ne tombe pas dans le travers d'en faire un "disque d'orgue" où celui-ci écraserait les autres instruments en les reléguant à des rôle de faire-valoir, ce qui est très fréquent hélas dans la production "organistique". On a affaire ici à un vrai trio "jazz" où la règle est l'échange, le dialogue, l' "interplay" (pour reprendre un terme cher à Bill Evans), où sax, orgue et batterie ne s'enferment pas dans des rôles stricts de "solistes" et "accompagnateurs-suiveurs", mais où la voix de chacun est toujours audible.
L'improvisation collective au début de "Saba" le démontre assez bien, avec ces phrases de Joshua Redman (excellent dans tout le disque) et de Sam Yahel qui se répondent :



En clair, c'est un disque de compositeur et de musicien autant que d'organiste, et c'est le type de production qui peut permettre de sortir l'orgue Hammond du ghetto des "disques d'orgue" achetés par les seuls fanatiques de l'instrument.

L'acheter, c'est un acte militant !